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Comme une ville adolescente

« C’est que la patrouille aux confins exige beaucoup d’astuce. Et de discernement. C’est au jointif, aux interfaces, que l’on trouve les plus débrouillards. Les villes frontière font lever la lourde pâte : Tanger, Trieste, Salonique, Alexandrie, Istanbul. Accueillantes aux créateurs et aux entreprenants. Aux passeurs de drogues et d’idées. Aux accélérateurs de flux. »
Régis Debray, Éloge des frontières

La Frontière


On peut voir la construction de l’enceinte de Thiers 1 en 1845 comme le point de départ de l’aventure moderne pour Paris et le lancement de la construction de la métropole parisienne. À l’origine, le rempart militaire est un mur au milieu des champs, mais qui fonde une nouvelle ville et une limite administrative qui définit, aujourd’hui encore, un dedans et un dehors, un centre et une périphérie.

Mais au-delà de ce que le mur sépare, la construction du rempart est aussi la fondation d’un territoire mythique : la couronne de Paris. Car l’enceinte est une épaisseur et non pas une ligne, le mur et sa zone de protection inconstructible dite, non aedificandi, occupant respectivement des largeurs de 250 et 150 mètres sur tout le pourtour. Ces 400 mètres, associés à des emprises extraordinaires ponctuelles, produisent un vide, un espace, un territoire hors du commun né d’un chantier fantastique, dont la condition profonde est d’être une frontière.

La frontière est très différente de la simple limite. En tant qu’épaisseur et interface, la frontière a des vertus que la limite n’a pas. Elle met en mouvement, là où la limite arrête. La limite interdit le passage, la frontière le régule : elle est faite pour filtrer, pour organiser les échanges, comme la peau respire par ses pores et les côtes par leurs ports.

Deux bastions de l’enceinte de Thiers en état de défense (1871). Direction de l’Aménagement urbain/Pavillon de l’Arsenal.
Deux bastions de l’enceinte de Thiers en état de défense (1871). Direction de l’Aménagement urbain/Pavillon de l’Arsenal.

Par ailleurs, la frontière représente une condition urbaine toujours très spécifique, et de manière particulièrement évidente ici, en tant qu’elle procède simultanément d’un double état : celui de la fondation, de l’ancrage et de la permanence (le mur, la zone non aedificandi ou l’infrastructure) et celui de la transformation, de la métamorphose (l’enceinte puis le boulevard puis la ceinture verte puis le périphérique puis le tramway…).

La Métamorphose


Comme un signe du destin et une prémonition de sa condition à venir, la fortification est déjà considérée, lors de sa conception, comme obsolète face aux canons prussiens : ainsi, elle n’est pas encore construite que l’on envisage déjà de la modifier. La fortification est donc en elle-même, et ce dès avant sa naissance, un objet à transformer.

Démolition des fortifications, Bastion 4 près de la Porte de Reuilly (1920). Direction de l’Aménagement urbain/Pavillon de l’Arsenal.
Démolition des fortifications, Bastion 4 près de la Porte de Reuilly (1920). Direction de l’Aménagement urbain/Pavillon de l’Arsenal.

Ce qui nous intéresse ici encore davantage est le fait que cette caractéristique de transformation ne concerne pas uniquement le moment d’existence de la fortification, mais va perdurer dans le temps. Après une période pendant laquelle la zone non aedificandi est occupée par des constructions informelles (d’où naitra l’expression la zone), l’enceinte est démolie en 1919 pour devenir le boulevard des Maréchaux et une ceinture verte. Ce nouveau territoire est occupé par quantité de logements (les fameuses Habitations à Bon Marché encore visibles) mais aussi des équipements sportifs, scolaires ou des services urbains que Paris intramuros ne sait pas intégrer (cimetières, terrains militaires, abattoirs…). Puis, dans cette ceinture verte décrétée inconstructible, s’érigent des quartiers de logements sociaux dans les années cinquante et soixante, tandis que le boulevard périphérique y trouve sa place en limite extérieure, superposant ainsi son ruban de béton à la limite administrative parisienne 2.

L’avènement du boulevard périphérique, devenu aujourd’hui l’autoroute la plus empruntée d’Europe ou du monde selon les études, transforme à nouveau considérablement ce territoire de la couronne de Paris. Car depuis son achèvement il y a quarante ans (il est construit entre 1958 et 1973), un modèle urbain très spécifique a vu le jour, ni Paris, ni banlieue, et que nous avions nommé la Ville du Périphérique 3. Une partie de ville faite de mouvements, d’échanges et de programmes spécifiques, une partie de ville tendue entre séjour et déplacement, mais surtout partie de ville dont la spécificité vient de son histoire : un grand vide ou grand espace ouvert métropolitain.

Franchissement des voies ferrées de la région Sud-Ouest, Périphérique de Paris Porte de Vitry (non datée). Direction de l’Aménagement urbain/Pavillon de l’Arsenal.
Franchissement des voies ferrées de la région Sud-Ouest, Périphérique de Paris Porte de Vitry (non datée). Direction de l’Aménagement urbain/Pavillon de l’Arsenal.

Aujourd’hui, le tramway des Maréchaux continue de réinventer cette partie de ville maintenant âgée de plus d’un siècle et demi. Il poursuit donc une métamorphose, devenue un processus continu de réinvention permanente de la frontière. Une métamorphose au sens où, à chaque transformation, la forme nouvellement générée n’est pas amnésique mais conserve du passé certaines de ses caractéristiques fondamentales. Dès lors, il apparait évident qu’à la différence de quantité d’autres territoires urbains, qu’ils soient plus constitués ou plus univoques, une réelle aptitude mais aussi un besoin intrinsèque de transformation sont véritablement constitutifs de ce territoire de frontière.

Le Paradoxe


D’où viennent alors cette aptitude et ce besoin de transformation ? Très probablement d’une condition urbaine singulière car paradoxale, que l’on retrouve ici de manière vive. Ce territoire vit dans une forme d’instabilité permanente, qui provient, comme on l’a vu avec la controverse apparue dès sa naissance, de la tension générée par des conditions, des fonctions ou même des aspirations contradictoires.

Le paradoxe est flagrant entre son caractère de territoire de fondation – dont les manifestations physiques sont parmi les plus radicales et extrêmes que l’on puisse trouver dans la ville européenne (du gigantesque mur d’enceinte doublé de sa zone, à l’infrastructure en anneau de béton bouclé formant un cercle de 36 kilomètres, en passant par le boulevard des Maréchaux, un boulevard urbain traditionnel aux dimensions et à la forme bouclée exceptionnelles) – et son caractère de territoire en transformation perpétuelle.

Mais le paradoxe n’est pas moins vif entre la condition de périphérie qui préexistait à sa fondation et qui continue de marquer la perception de ce territoire, et le statut de territoire central qu’il a acquis au fil du temps, tant du point de vue de la mobilité (métro, bus et voitures), de la situation géographique (véritablement au centre de la zone dense de la métropole parisienne, à mi-distance entre Châtelet et l’autoroute A86), que de la notoriété (du boulevard périphérique lui-même aux grands programmes Parc des Expositions, Palais des Congrès, Stade du Parc des Princes ou Parc de la Villette…).

Un paradoxe plus fondamental encore a sans doute trait à la place qu’occupe la couronne de Paris dans la culture urbaine française. En effet, ce territoire matérialise en quelque sorte la structure urbaine la plus profondément parisienne et française qui soit, notamment à travers son objet symbolique majeur actuel, le périphérique. Par la clarté du dispositif urbain (parallélisme des deux boulevards concentriques, raccordement des autoroutes radiales sur le périphérique), ce territoire représente le rêve cartésien et unificateur du système radioconcentrique. Mais en même temps qu’il est le fleuron d’une histoire urbaine française, il est probablement (avec les grands ensembles) l’ouvrage le plus décrié, voire le plus détesté. Pour ses nuisances (bruit, pollution), ses effets de coupures, ou pour les ségrégations territoriales qu’il représente, il est ressenti comme un territoire sans qualité, une vallée des flux considérée comme un mal nécessaire.

Nombre d’autres critères nous amèneraient à déceler encore les manifestations du caractère éminemment ambivalent ou ambigu de la couronne, toujours tendue entre, d’une part, le caractère univoque, violent ou radical de ses manifestations physiques et spatiales et, d’autre part, sa condition de mutation perpétuelle, de transformation potentielle et ininterrompue sur elle-même. Il s’agit sans doute ici de valoriser le fait que Paris, en tant que ville paradoxale possède, dans ce territoire de frontière, une condition urbaine toute singulière, dont il faut bien reconnaître qu’elle est encore mal connue.

L’Adolescence


De nouveau confirmée par l’avènement du tramway, comme reformulation contemporaine de l’espace public et des mobilités sur les boulevards parisiens, cette condition singulière, qui pousse la couronne de Paris à se réinventer et se métamorphoser continuellement, se rapproche, pourrait-on dire, de l’adolescence.

T3 Arrêt Rosa Parks, rue d’Aubervilliers, Paris (2014). Photographe : Rodrigo Apolaya.
T3 Arrêt Rosa Parks, rue d’Aubervilliers, Paris (2014). Photographe : Rodrigo Apolaya.

Le terme adolescence vient du latin adolescere « grandir », « se développer », formant un couple antithétique avec abolescere qui a donné « abolir » 4. La notion d’adolescence, née avec la Révolution, n’acquiert réellement ses fondements médicaux et psychologiques qu’à partir du 20e siècle 5 où elle est vraiment identifiée par la société qui la pose comme un état reconnu, et principalement d’ailleurs comme une crise. L’adolescence est donc un phénomène de l’ère moderne, contemporain du territoire de la couronne de Paris et par extensions de nombreux territoires aux caractéristiques comparables que la modernité à fait émerger depuis un siècle et demi dans les grandes villes.

Or, à l’image du regard porté sur les adolescents, ces territoires sont souvent stigmatisés. Comme les adolescents, ils inspirent souvent la crainte voire la peur ; leur beauté est incertaine, elle inquiète souvent ; leurs aspirations sont souvent incomprises ; ils peuvent être considérés comme sauvages, nuisibles ou devant être contrôlés. Mais parallèlement, cultivant là aussi le paradoxe, ils attirent ; leur étrangeté familière fascine ; leur violence ou radicalité est prise comme une énergie ; et leurs transgressions sont source d’invention, de renouvellement, de remise en cause ou de progrès social. De l’adolescence, la littérature bien sûr et le cinéma surtout, cherchant à en utiliser la puissance visuelle, en ont fait leur matière : de Nicholas Ray (La Fureur de Vivre) à Stanley Kubrick (Orange Mécanique), Francis Ford Coppola (Rusty James notamment), Gus Van Sant (Paranoid Park), surtout Larry Clark (les skateurs dans ses films). De cette matière ressort souvent, au-delà de la compréhension du phénomène, une connivence entre les adolescents et des territoires particuliers qui leur ressemblent.

Quels sont ces territoires ? Ils sont comme l’armée déployée au sein de l’étendue urbanisée contemporaine. Aux carrefours des espèces d’espaces qui composent le territoire des grandes villes, se trouvent des zones 6 que l’on peut qualifier d’intermédiaires. Ces situations intermédiaires n’ont pas de forme ni même de fonction à priori, elles sont les périphéries des périphéries, les frontières communes des « usual suspects » 7 des vastes agglomérations (lotissements, grands ensembles, nappes pavillonnaires, villages-clubs, zones d’activités, villes nouvelles, bases de loisirs, etc.). Elles incorporent parfois des infrastructures et le vide est une de leurs matières premières. Elles manient bien sûr le paradoxe, entre séjour et déplacement, ordinaire et extraordinaire, nécessaire et délaissé, ou maudit et sublime. Dans ces zones qui, à la différence de la couronne parisienne, se sont largement inventées toutes seules, une forme d’interaction entre les parties qui les jouxtent est possible.

À l’image de la couronne de Paris, c’est dans les frontières, frontières internes des métropoles, que la ville se renouvelle le plus vivement et le plus rapidement. Et cette réinvention se prolonge tant que la condition de frontière et de paradoxe perdure, dans une forme d’adolescence permanente. Car la frontière survit à ses métamorphoses, imbattable, tant qu’elle est frontière, car elle est matière à penser : la frontière appelle la pensée qui enclenche le cycle de la transformation. C’est donc cette condition de frontière qu’il s’agit de cultiver, de faire fructifier, de maintenir vivante et en développement permanent, comme plongée dans un état d’adolescence perpétuelle.

La métropole n’est pas simplement une grande ville, mais une grande ville en lien avec des espaces extérieurs à son propre territoire (la métropole est à l’origine la ville-mère ou ville ayant des colonies, donc des territoires extérieurs au sien). Les métropoles sont donc des territoires où la notion de localité est bouleversée par une tension vers une dimension extérieure à elle-même. Elles sont les lieux privilégiés d’une interaction entre leur territoire propre et leur condition planétaire. L’interaction, pour devenir réellement constitutive de la métropole et rendre celle-ci la plus opérante et stimulante possible, doit nécessairement innerver le territoire en profondeur. L’interaction, comme un besoin vital, commence donc au sein même du tissu de la métropole, dans les lieux pouvant provoquer l’échange : les frontières internes.

De façon assez évidente, les frontières internes, ces situations intermédiaires et paradoxales, sont l’apanage des métropoles. Celles-ci sont remplies de ces morceaux d’adolescence, et ce sont eux, dans leur aptitude à engendrer l’intermédiation, qui tendent à construire peu à peu une culture métropolitaine.

Dès lors, le tramway trouve aujourd’hui, jusqu’à la prochaine métamorphose, un sens en tant qu’agent culturel métropolitain.

Article de Pierre Alain Trévelo et Antoine Viger-Kohler publié dans Entre les lignes, la commande artistique du tramway parisien, éditions Ville de Paris, 2016.

 

  • 1. Du nom d’Adolphe Thiers, président du Conseil en 1840, qui décide de son édification, suite à une crise internationale qui a fait resurgir le spectre d’une nouvelle « Sainte Alliance ».
  • 2. Au sujet de l’histoire de ce territoire voir : Jean Louis Cohen, André Lortie, Des Fortifs au Périph, éditions Picard, Paris, 2000.
  • 3. Au sein du collectif Tomato architectes, Paris, La Ville du Périphérique, éditions du Moniteur, Paris, 2005.
  • 4. Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, éditions Le Robert, Paris, 2011.
  • 5. Vincent Le Corre, « Psychanalyse et adolescence », source.
  • 6. L’expression « c’est la zone » est née avec les occupations successives et informelles de la zone non aedificandi de l’enceinte de Thiers.
  • 7. Comme les appelle Sébastien Marot dans son article « Villes Nouvelles ou Nouveaux Mondes », dans TVK Architectes Urbanistes (dir.), Systèmes Ouverts, les nouveaux mondes du Grand Paris, 2014.