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New Cities of New Worlds

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Hypothèse


Le Grand Paris est une fiction.

La réalité est celle d’une fameuse capitale européenne, dense et fortement concentrique, avec un long et prestigieux CV dans l’histoire de l’urbanisme, plantée au cœur d’une vaste « aire métropolitaine » qui défie la description. On trouve de tout dans cette nappe, où l’on s’obstine un peu chimériquement à vouloir distinguer des « couronnes » : des souvenirs de grandes compositions, des tracés qui aboutissent plus ou moins quelque part (la Défense au bout de sa jetée), des cœurs de bourgs et de faubourgs mutants noyés dans leurs extensions récentes, les « tables de dissection » produites par la superposition des infrastructures et des réseaux successifs… Çà et là des « cités » ou grands ensembles, poissons pilote des Trente Glorieuses et de la gestion de leurs externalités, des gros équipements, des zones d’activités, de vastes emprises commerciales, des rapprochements plus ou moins opportunistes d’institutions publiques, privées ou « mixtes » qui se rêvent en « pôles » thématiques (savoir, technologie, santé…), anxieuses de s’identifier à des entités géographiques qu’elles tendent à oblitérer (« plateau », « plaine », « val », « vallée »).

Et toute la gamme des options ou enclaves domestiques, depuis les « quartiers » et secteurs attachés à l’ADN de l’urbanité jusqu’à la maison individuelle et aux lotissements pavillonnaires de la ville émiettée : tout ce qui, mu par l’appel du paysage ou chassé par les prix du foncier, tire de plus en plus loin sur la bride incertaine du coût de l’énergie. Toutes ces espèces urbaines s’attirent et se repoussent dans le territoire métropolitain comme autant de cultures microbiennes dans une boîte de Pétri. Et toutes se disputent les contextes qui expliquaient leurs implantations initiales. Elles se télescopent ainsi, comme les rejetons célibataires de mondes ou d’idées de villes concurrentes, dans une nébuleuse où les grands gestes se mettent mutuellement le doigt dans l’œil. Si la notion de ville (ainsi que ses dérivées) est utilisée à tout va pour nommer ou promouvoir ces différentes composantes, elle est clairement dépassée par cette réalité d’ensemble, et impuissante à en rendre compte. D’où la faveur actuelle du concept de « métropole » qui ne désigne plus tant la ville maîtresse d’un territoire ou d’un réseau urbain, que ces « grandes » nébuleuses plus ou moins polarisées, qui sont à la fois hyper et post-urbaines. Quand ils ne se retrouvent pas piégés dans leurs enclaves, les « habitants » de ces métropoles, tels des internautes, sont tous des espèces d’urbanistes qui, de sphères en réseaux, se composent leur propre ville. Dans cette condition métropolitaine, il existe cependant des lieux que notre équipe appelle intermédiaires, des situations plus fertiles que d’autres où les différentes composantes de la nébuleuse paraissent plus susceptibles qu’ailleurs d’entrer localement en résonance pour fabriquer des configurations locales résilientes et vivantes. Aucun plan quinquennal n’a présidé à l’émergence de ces territoires urbains qui se fabriquent eux-mêmes, à mesure, à la croisée des éléments et des infrastructures de la métropole. Le fait que ces mondes n’existent qu’en creux dans la géopolitique officielle du Grand Paris conditionne à la fois leur richesse et leur fragilité. L’hypothèse que nous entendons développer ici est qu’une tâche majeure de l’urbanisme pourrait consister à reconnaître, accompagner, soutenir et stimuler l’invention progressive de ces territoires où le palimpseste et l’hypertexte de la métropole engendrent effectivement de nouveaux mondes.

Nicholas Alan Cope
Nicholas Alan Cope

Contexte


Dans la région parisienne, la dernière politique qui ait véritablement entrepris d’organiser la mutation métropolitaine est celle des villes nouvelles, et remonte donc à cinquante ans. Cinq ou six grands pôles satellites, construits tambour battant en pleine campagne suburbaine, aux extrémités d’un Réseau Express Régional, devaient axer et structurer la croissance de l’agglomération. Les documentaires que réalisa Éric Rohmer au début des années 70 sur ces villes nouvelles alors naissantes, et les fictions qu’il choisit ensuite d’y tourner (Les Nuits de la Pleine Lune, L’Amie de mon Amie, etc.), sont des témoignages précieux sur l’imaginaire qui présida à la conduite de ces très grands projets, conçus à la fois comme socles et territoires : pôles de centralités urbaines, saillant aux extrémités du RER, combinant services, bureaux et logements, mais rayonnant comme des bastides contemporaines sur des paysages d’Île-de-France mêlant cœurs de bourgs et lotissements, agriculture et zones d’activités, bases de loisirs et équipements, irrigués par l’infrastructure et transformés ainsi en une sorte de parc habité. En dépit des critiques dont cette politique de planification volontariste a fait l’objet depuis, il serait injuste de ne pas reconnaître qu’elle a effectivement orienté la croissance de la métropole parisienne. Mais en même temps, il faut bien constater qu’elle a échoué à construire ce que l’on pourrait appeler, en paraphrasant Kevin Lynch, une « image de la métropole ». Témoins d’un âge technocratique gagné par le doute postmoderne, les villes nouvelles sont elles mêmes devenues des sortes de « plaques », à peine moins stigmatisées que les grands ensembles dont elles entendaient figurer l’antithèse. Débordées par les mécanismes proliférant de la « ville franchisée », et la quête effrénée de l’entre-soi que la généralisation de la circulation automobile a permise et encouragée, elles peinent encore à représenter autre chose que les souvenirs figés d’une ambition : des dalles, des plateformes, des terminaux dont on a hâte de s’éloigner. Dans la nébuleuse métropolitaine, un maquis de réglementations et de plans d’échelles locale, communale, intercommunale, départementale, régionale, etc., souvent contradictoires et en perpétuelle évolution, s’est superposé, voire substitué au contexte géographique. La région parisienne est ainsi le théâtre d’opération de « campagnes » de colonisation opportunistes locale, la foire d’empoigne de petites et de grandes manœuvres dont la multiplication des écoquartiers et des labels « durables » masque mal le caractère globalement non résilient.

Dans cette situation, si l’on excepte quelques grandes opérations « d’intérêt national » (Plateau de Saclay…), les seuls ingrédients de la politique métropolitaine actuelle sont le projet du Grand Paris Express, censé contrer et compléter la logique centrifuge des faisceaux du RER, et l’injonction régalienne de construire pas moins de 70 000 logements par an pendant deux décennies. Si l’on peut s’interroger sur les vertus putatives du projet de GPE au regard du colossal investissement que représente sa réalisation, il est clair que son ambition est comparable à celle qui anima la politique des villes nouvelles, mais découplée, du moins pour l’instant, de l’intention de définir et de préfigurer la ville de demain. En revanche, l’injonction ubiquitaire des 70 000 logements par an relève manifestement du « wishful thinking », et représente l’inverse d’une politique. D’abord parce qu’il est de plus en plus évident que ce pari n’est pas tenable ; ensuite parce que ce décret, assez indifférent aux spécificités locales de la métropole, est de nature à accélérer la confusion ; enfin, et surtout, parce qu’il procède d’une idéologie de la croissance en parfait décalage avec l’ère de stress économique, énergétique et environnemental dans laquelle le monde est entré.

En prétendant de façon illusoire combler un retard, cette fuite en avant (propre à satisfaire à court terme une économie de la construction anxieuse de ses débouchés) risque fort en réalité de le creuser, en distrayant les édiles et les collectivités de la nécessité où nous sommes rendus de penser autrement le futur et l’évolution de la métropole, et de faire rétroactivement fructifier son histoire. Notre conviction est que les « villes nouvelles » du Grand Paris ne sont pas des péplums ou des blockbusters qui se programmeront à l’avance à coup de plans quinquennaux, mais qu’elles s’inventeront à mesure, en lien avec des situations spécifiques, et à partir de potentiels qui sont déjà largement installés.

Grand Paris: 1800, 1960 and 2000
Grand Paris: 1800, 1960 and 2000

Démarche


Au carrefour des espèces d’espaces qui composent le territoire métropolitain, ces situations que nous qualifions d’intermédiaires sont des zones où se nouent des intrigues, des endroits où ces différentes composantes entrent en conversation et produisent de nouvelles histoires, de nouvelles hypothèses, de nouveaux récits. Ces territoires sont particulièrement intéressants parce qu’ils sont capables d’engendrer une intermédiation entre les parties ou les temporalités de la métropole, qui, bien que fonctionnellement interdépendantes, ont pourtant tendance à s’abstraire, s’ignorer, voire se protéger les unes des autres. Dans ces situations qui se sont largement inventées toutes seules, ce qui relève ailleurs de la juxtaposition ou du télescopage produit une forme d’interaction et d’épaisseur. Grâce à leur apparition, les « usual suspects » du territoire métropolitain (villages-clubs, lotissements, zones d’activité, grands ensembles, dalles de villes nouvelles, bases de loisir, etc) acquièrent une sorte d’extension commune où leurs états d’âme respectifs se superposent, et qui donne une réalité géographique et sociale à leur proximité purement spatiale. Ces situations intermédiaires n’ont pas de formes ni même de fonctions a priori. Ce ne sont pas nécessairement des marchés, des quartiers de commerces, des parcs, des zones d’activités, ni même des mélanges particuliers de toutes ces fonctions. Leur caractère dépend très largement de l’endroit où elles émergent, ainsi que des qualités ou caractéristiques des composantes métropolitaines qui les environnent et qu’elles mettent localement en relation. En outre, elles ne cessent d’évoluer et de rebondir. C’est pourquoi elles ne peuvent pas être conçues, programmées et produites à l’avance. Leur vertu fondamentale, toujours spécifique, est d’illustrer et de cultiver l’espoir que les composantes célibataires de la métropole vont pouvoir de nouveau constituer des mondes localement intéressants et résilients.

La tâche de l’urbaniste, en se rapprochant de celle du scénariste, consiste dès lors à identifier ces situations, ces intrigues, non pas pour leur inventer une fin, mais pour les étoffer à mesure, au fil des saisons. L’analogie avec la démarche des créateurs de séries n’est pas plantée ici comme un gage d’adéquation à l’air du temps, mais comme un hommage opératoire à un mode de construction progressif du récit, devenu nécessaire dans un monde extraordinairement incertain où la prudence, l’intelligence et l’attention doivent être constamment tenues en éveil. « Il faut de tout pour faire un monde » … mais ça ne suffit pas. Encore faut-il que les différents ingrédients de ce tout disposent d’un territoire commun où ils puissent se connaître, se reconnaître, et éventuellement faire cause commune. Il n’est pas dit non plus que les situations intermédiaires permettront de redonner partout un sens aux territoires disjonctés de la métropole. L’ampleur des préoccupations environnementales, énergétiques et climatiques exigera sans doute que des politiques de réaménagement du territoire à grande échelle soient entreprises qui remettront peut-être en cause le principe même du développement métropolitain. Mais alors, la démarche que nous proposons ici n’en apparaîtra que mieux fondée. Car il y a fort à parier que, dans cette éventualité, seules les métropoles qui se seront occupées de faire fructifier leurs mondes possibles parviendront à sortir par le haut de l’ère métropolitaine.


Pour l’équipe, Sébastien Marot

Article by Sébastien Marot, published in Systèmes Ouverts, les nouveaux mondes du Grand Paris, TVK, Güller Güller, Acadie, Atelier International du Grand Paris, 2014.